SOUVENIRS d'après le récit original de Jeanne SCHNEIDER (épouse Jung) |
PARTIE 5 L'heure du départ
Debout dans la charrette de gauche à droite : Catherine Rein, ?, Marie Wagner, Marguerite Wagner. Assis : Jean Vergnaud. Debout devant la charrette : Antoinette Rein, ?. Assis sur l'âne : Pierre Rein; Debout près de l'âne : ?. C'est étonnant comme en si peu de temps, nous nous sommes habitués à la vie charentaise. J'aimais ce beau pays vallonné, avec les fermes éparpillées, qu'on voyait de loin, avec les parcs pleins de vaches rousses ou blanches, avec des moutons qui couraient dans leurs prés. Les femmes allaient de temps en temps, faire la lessive à l'étang de Puyravaud. A côté de chaque maison, il y avait une mare, pour les canards, oies, dindons, qu'on engraissait pour l'hiver et qui donneraient le bon pâté et grillon. Hommes, femmes et enfants portaient aux pieds, des sabots ou galoches. Ils allaient chaussés ainsi à la foire et en ville. Il y avait aussi des vipères dans la nature et on nous disait toujours de bien faire attention. Une petite histoire me vient à l'esprit : Le petit Joseph, fils de Berthe, 4 ans, était déjà un peu gâté. Quand nous étions dans les champs, il restait bien sûr avec nous. Il ne comprenait pas le français, car nous parlions un patois allemand. Mais lorsque le grand-père Dutrias lui dit : "Joseph va à la maison, dis à grand-mère que nous avons soif, qu'elle te donne une bouteille de vin, et une bouteille de piquette" Tout cela, Joseph l'a bien vite compris. La grand-mère lui donna donc dans un panier les deux bouteilles qui étaient un peu lourdes pour lui. Arrivé derrière la maison, il s'assit dans le pré, et ouvrit la bouteille. Il but autant qu'il put avaler de vin. Berthe remarqua qu'il restait longtemps, elle alla voir, et le trouva complètement ivre. Il ne pouvait plus marcher. Elle le porta à la maison et le mit au lit où il digéra sa cuite. Il lui arrivait aussi de fumer comme le grand-père, la pipe ou une cigarette. Ma grand-mère s'occupait du lait, qu'elle mettait à bouillir dans une casserole. Le lendemain, il y avait de la crème dessus que grand-mère enlevait délicatement pour le mettre à midi sur notre plat de knôple ou pâtes, ou dans la soupe. Mais un matin, à son réveil, Joseph dit à sa mère : " Je veux boire la crème! ". Elle lui répondit :« Bois du lait, la crème, on en a besoin pour midi ». Après des cris, des colères, et encore des cris, Joseph a quand même eu la crème à boire, et à midi on ne mit rien dans notre soupe. L'hiver touchait presque à sa fin. Ma grand-mère voulut retourner à Vitrac. Le premier mars 1940 quelqu'un me prêta une charrette. Ma grand-mère s'est assise dedans avec ses quelques affaires. Que c'était dur ce jour-là. Je suis allée dire au revoir et tous ont pleuré. La grand-mère Dutrias m'a serrée contre elle. Je leur ai promis de revenir chaque semaine. Nous nous sommes installées à Vitrac, dans la jolie chambre de Madame Blanchier et la grand-mère était heureuse. Pour moi commençait un deuxième séjour en Charente. M. Blanchier, qui était aussi marchand de bois, m'a tout de suite engagée pour travailler dans son jardin, où le père d' Ernestine, le Barthelme David, travaillait aussi. Mme Blanchier avec son épicerie m'a souvent demandé de l'aide. "Mlle Jeanne, venez vite, quelqu'un est au magasin". Elle ne comprenait pas ce qu'il voulait. Je faisais donc l'interprète. Quelques fois, elle m'a même appelée pour lui aider à faire son lit. Ils avaient aussi une fille Françoise. Je m'entendais aussi très bien avec eux. Maintenant, j'apprenais aussi à connaître d'autres fermes autour de Vitrac. Les autres filles de mon âge m'emmenèrent pour travailler dans les champs ici et là. J'appris aussi à connaître les jeunes gens de là-bas.
Dans la charrette, Paul Rein. Sur l'âne, Paul Schwartz. Debout : Fernand Denys. J'aurai bien aimé rester dans ce pays, où je me plaisais si bien, pour le restant de mes jours. Mais voilà, on n'était majeur qu' à vingt et un an, alors pas question de faire ce que l'on voulait. Grand-mère voulait rentrer un jour. Et ainsi passèrent le printemps et l'été 1940. Maintenant, on connaissait tout le monde. De temps et temps, j'allais revoir le Breuil, où la grand-mère pleurait à chaque fois. Elle m'aimait bien ainsi que Renée, la fille des Fort. On s'était lié d'amitié, et ceci dure encore aujourd'hui. Un jour, fin août, je rentrai de mon travail. C'était un samedi, et grand-mère me dit : "La cloche du garde champêtre est passée, mardi on va rentrer". Je crus que j'allais m'effondrer. Je ne voulais pas rentrer et plusieurs de mes amies non plus. Mais pas question ! Nous n'avons même pas réalisé qu' en Lorraine, dans nos villages, on était allemand. Je ne sais toujours pas d'où est venu cet ordre nous intimant à nous, réfugiés, de retourner dans une zone occupée par nos ennemis. Pendant les deux jours suivants, nous dûmes préparer et ranger tout ce que nous avions dans des caisses ou paquets. Il fallait tout emmener, même mon vieux vélo. Arrivés à la gare de Chasseneuil, il fallut monter tout de suite dans le train. Ces deux jours-là, je ne peux même pas les décrire. Que de pleurs ! Les gens du Breuil sont venus et disaient : "N'y allez pas Jeanne, restez là !". Ce mardi matin, tous les enfants des écoles, les enfants de Vitrac, les enfants de Siersthal tout le monde était sur la place de 1'église, tout le monde pleurait, les enfants criaient même. La fille des Blanchier était accrochée à moi : "Ne t'en vas pas Jeanne !", disait-elle. Il n'y avait que les anciens qui étaient contents. Ils croyaient retrouver leur village et leurs maisons comme avant. Pourquoi n'avons nous pas pu rester jusqu'à la fin de la guerre ? Ce mardi donc, beaucoup de gens sont venus avec nous à la gare. Nous ne nous sommes même pas promis de nous revoir. Nous pensions ne jamais plus nous revoir. On croyait que la Charente était au bout du monde. C'était fini pour toujours. C'était une année de notre jeunesse, une année inoubliable. Georges Jung, Eve Barthelme, David Barthelme, Henri Hoffmann, Gabriel Normand, Catherine Rein, Marie Rein, Anna Rein, Alexandre Denys, Edgar Bissirier, Hélène Illig, Paul Boulliung
Madeleine Mathy, Paul Rein, Victor Schwartz, Bernard Mathy (cordonnier), Mathilde Bolitt, Madeleine Rein, Louis Trapateau (Maire), Antoinette Rein, Paul Schwartz, Jeanne Schneider Et le train démarra. Je me faufilai dans un coin du wagon, et je ne me souviens plus de grand chose sinon que tout cela était pénible. Ça oui, j'en voulais à tout le monde, même à ma grand mère... |